Entretien avec Yves Bougeard

Entretien réalisé par Philippe Beaume,  février 2004. 

 

Comment vous situez-vous par rapport à la peinture ?

Parler de soi à propos de l'art, de la création, du moins de la peinture est un sujet fort complexe. Dès lors qu'un jour on décide que ce sera l'essentiel de ses préoccupations, alors on essaie de comprendre. Comprendre ce que l'on peint, comprendre comment peindre, pourquoi peindre.

Si je n'ai pas varié d'attitude face à ce qui m'anime, c'est à dire le réel, évidemment les influences diverses, l'époque, ont contribué à proposer des solutions. Et ceux qui nous ont précédé ont été des aides précieuses.

Le véritable problème posé se trouve dans une phrase issue du "Journal du regard" de Bernard Noël : "Qu'est-ce que je ne vois pas dans ce que je vois. Cette question devrait accompagner chacun de nos regards".

Le réel n'est pas donné. Ce que l'on ne voit pas sont tous ces rapports nouveaux qu'établissent les choses entre elles si l'on s'interroge sur leurs cohabitions, hors de l'utilitaire ou de la simple reconnaissance, sans évacuer la sensation reçue. Le regard attentif, obstinément attentif, pinceau en main, révèle des combinaisons imprévisibles, inattendues, qui ne peuvent être visible que par la peinture.

La peinture elle-même dans sa réalisation nous fait porter un nouveau regard. Ainsi, la perception du peintre semble défaire le réel tel que dans la représentation conventionnelle ; la rupture est faite ; nous pouvons comprendre alors l'écart qui s'instaure entre le perçu et ce qui s'inscrit sur le support. Les formes lient les choses, et c'est de cette formulation qu'il s'agit. D'ailleurs, rien n'est plus étranger au réel et à sa perception qu'un trait de crayon ou un coup de pinceau. L'imaginaire, l'invention ont alors toute latitude. La clarté si recherchée peut être constituée, c'est une autre image qui apparaît.

Ce qui était invisible apparaît sous forme de figures nouvelles, irréels à première vue, si bien que l'on peut se demander si la peinture sur nature est bien de cet ordre. 

Les figures nouvelles, éphémères, qui surgissent semblent se jouer de nous, et nous échapper. Il faut donc inventer une formulation peinte et graphique apte à les présenter pour se rapprocher le plus possible des sensations fugaces, comme s'il s'agissait d'une véritable capture.

Comment est née votre passion pour la peinture ?

La passion du dessin m'est venue au collège. Plutôt que de lire, je prenais le crayon et dessinais mes camarades, ou les enseignants. Tout naturellement je suis entré aux Beaux Arts où l'accent était mis principalement sur le dessin académique ; Dix heures de dessin par jour me réjouissaient. Si l'idée de la peinture était forte, je me rappelais les phrases de Kandinsky sur l'incontournable obligation d'une maîtrise du dessin pour un peintre, fut-il abstrait.

C'est donc sorti des Beaux Arts que je me suis mis à peindre, après un court passage dans deux ateliers de peinture, sans que j'en puisse parler réellement, malgré l'intérêt que je pouvais porter à un enseignant qui avait comme maître Bonnard.

L'époque était abstraite. Il me paraissait, non-pas nécessaire de commencer par ce genre, mais plutôt, peut-être, d'y arriver. Mes sujets étant la nature, mes admirations tournées vers Villon, de Staël surtout, Cézanne plus tard, je m'efforçais de comprendre comment les choses se rencontraient, s'attiraient, se reliaient, se superposaient ; la découverte de combinatoires nouvelles se faisait de plus en plus pressante, la réalité ressemblait à un conglomérat à constituer.

Il fallait quitter l'idée de représentation mimétique et trouver pinceau en main les moyens non de dire les choses, mais leurs rapports, guidé également par la sensation. Les regards portés sur Villon, puis sur de Staël m'aidaient à simplifier la peinture par une géométrie rigoureuse et m'entraînaient vers une recherche de signes qui auraient pu prendre place à une représentation conventionnelle, acquise aux Beaux-Arts.

Le travail permettait journellement de me concentrer sur le motif : Rideaux d'arbres, Pommiers, coteaux en Dordogne, Paysages en Bretagne ou portraits, étaient mes sujets favoris. 

Quelles ont été les rencontres déterminantes pour vous ?

Au Salon de Mai où Édouard Pignon m'avait invité à exposer, je rencontrais Roger Eskenazi. Je lui parlais d'un vide qui me paraissait exister dans l'histoire entre Cézanne et de Staël ou même Archille Gorki, pour ne pas parler de Manessier, Le Moal, Singier, Bazaine ou autres abstraits. Toujours je pensais qu'on devrait nommer les choses avec des sortes de signes ou puisque ce terme n'est pas tout à fait adapté à la peinture, plutôt des sortes d'êtres de formes, des relations à découvrir telles que semblaient se constituer les choses entre elles. Dans mon esprit, un peintre avait dû franchir le pas. Et cet ami rencontré au Salon de Mai me téléphona pour m'avertir que le peintre que je cherchais, « mon peintre » exposait à la galerie Louise Leiris à Paris.

C'était en 1973. C'était la peinture qui me manquait. Je fis l'acquisition d'une aquarelle après avoir passé la journée dans la galerie. Qui était cet Eugène de Kermadec ? Subjugué j'en avais oublié de demander qui il était, quel âge il pouvait avoir, et où l'on pouvait le contacter.

Enfin, un rendez-vous fut pris au printemps 1974. Puis une amitié est née et nous n'avons pas été sans nous voir régulièrement. Son influence fut considérable et la disparition de Kermadec en 1976 me laissait avec de nombreuses questions restées en suspend. Heureusement Lucette de Kermadec, sa femme, et son fils Gil, me permirent d'approfondir la connaissance de l'homme et de sa peinture.
Ma dernière exposition personnelle avait eu lieu en 1973 à la galerie de la Proue à Rennes. Mais par suite, cette rencontre avec Kermadec m'interdisait de montrer ma peinture avant d'avoir compris. C'était à la fois une exigence et une ouverture que j'avais devant moi. Les réponses à mes préoccupations étaient là, sans ambiguïté, mais non sans obstacle. L'ouverture était infinie.

À la faveur d'une galerie réalisée par Gilbert Dupuis, dans le vaste espace de l'entrée de la bibliothèque universitaire, en 1986, j'organisais une exposition intitulée « Filiation Eugène de Kermadec ». La majorité des murs étaient occupés évidemment par ses toiles et ses aquarelles, mais j'invitais Yann Hervé et Jean François Loué à exposer leurs œuvres en même temps que je présentais quelques-unes de mes aquarelles, et ce, 10 ans après la mort d'Eugène de Kermadec.

C'était là une manière de montrer et d'affirmer que Kermadec pouvait être un passeur, unique à mon sens, selon les préoccupations que l'on pouvait avoir face à la nature.
Par la suite j'exposais en 1991 dans une galerie Rennaise, ainsi que dans d'autres occasions.

Comment voyez-vous vos productions aujourd'hui ?

Que dire sur mes Productions : Une recherche de lisibilité sur nature ou d'après documents. Les résultats sont d'autres regards sur le réel.

La nature est d'une telle complexité que l'exécution, qu'elle soit lente ou immédiate, ne permet pas, sauf à reprendre les commencements, de représenter une complétude de ce réel, qu'il s'agisse de paysages ou de personnages. La multitude est telle que toute poursuite nécessitant transformation ou superposition remanierait le propos premier. L'intention est donc d'inscrire sur un support un propos peint qui à un instant donné s'impose et de le tenir jusqu'au bout de la réalisation. Au cours de l'exécution, de nouvelles cohérences peuvent apparaître, ce qui conduit à reprendre sur un autre support. Le premier jet pourra être repris ultérieurement. Ainsi des séries peuvent naître.

Les choses n'étant pas isolées, elles organisent entre elles des rapports chaque fois renouvelés.

On ne peut s'empêcher de penser à ce qu'écrit Cézanne à son fils : « Le même sujet... pourrait m'occuper pendant des mois, sans changer de place en m'inclinant tantôt plus à droite, tantôt plus à gauche ». De même, dans le temps, les regards changent.

D'un jour à l'autre parfois, d'un regard furtif sur le sujet, d'autres éléments apparaissent sous une forme différente et s'imposent différemment.. Ce peut être tout aussi bien un détail qui deviendra le centre du travail, ou encore une forme globale qui en sera l'armature. Ceci provoque des modes de travail différents, et l'emploi d'outils divers. Dans certains cas il s'agit de saisir sans attendre la forme ou la figure qui a surgit, dans d'autres cas cela peut-être une forme globale ou bien une harmonie dominante qui demandera une attention particulière. Le commencement ainsi déterminé, le travail peut être long dans le temps, pour adapter sans détruire le propos du départ, les formes, figures, couleurs devant produire un travail cohérent. Cette cohérence n'est pas déterminée à l'avance. C'est au cours du travail que le résultat peut paraître satisfaisant ou non. Les modifications sont fréquentes et l'intention première peut être modifiée.

Au cours du travail, l'oeil est souvent attiré par des détails qui pourraient paraître superflus. Il s'agit de prendre alors des décisions qui consistent à intégrer ou non ces détails.
Dans le temps de l'exécution, d'autres phénomènes imprévus apparaissent et transforment la première mouture. Il arrive alors que l'on se laisse aller comme par plaisir oubliant le point de départ. Il peut se constituer des surprises qui seront gardées.

L'influence du temps est permanente.

L'absence de mimétisme tient bien entendu à cette forme de travail, qui privilégie à la forme même, des liens ou relations qui prennent souvent des aspects d'écriture. C'est le moment d'évoquer le travail en position horizontale, qui pourrait être d'ailleurs également un mode d'exposition.

Invention du réel. Peut-être seulement, car le réel est bien là parcellaire comme il l'est d'ailleurs pour tous, qui vont d'un détail à l'autre sans souci d'assembler. Ici il y a une véritable tentative de saisir les liens inattendus entre des choses qui par définition sont mobiles comme est mobile notre déambulation entre les choses.

Le réel n'est pas nommécomme tel : ceci égale cela, en terme descriptif, mais ceci fait quoi avec cela. Rien n'est donné, tout est à constituer.

Ceci n'est pas nouveau. Les peintres savent que ce sont bien les rapports qui font l'oeuvre. S'il y a unedifférence,e elle est de présentation.

La finition, à l'image de tableaux conventionnels ne se pose plus. Pourquoi d'ailleurs cela serait-ilobligatoire ?

Le rectangle de la feuille est un espace conventionnel, disponible.

Je verrais fort bien mes travaux peints directement sur un mur comme des inscriptions. Le guide, si l'on se réfère aux propos de Matisse, est plutôt le fil à plomb. Ainsi pour les papiers de petites ou grandes dimensions.

Le résultat peut surprendre lorsque j'annonce qu'il s'agit de réel. Ce n'est que le résultat d'une contemplation active sur nature.