Les cartes d'aquarelles de Yves Bougeard

Par Gilles Le Guennec, 2017.

 

Contre une pratique tranquille de peintre d'aquarelle, ce sont souvent des profusions de formes qui se disputent l'intérêt du regardeur par des espaces disjoints. Il ne s'agit pas de palimpsestes : l'unité est en cours ; elle se fera par le regard captant selon l'heure tel ou tel « être de forme »1, néanmoins pour un propos visuel fort. Les aquarelles invitent au regard patient pour débusquer dans cet apparent embrouillamini le signal convoyé par des formes héritées de documents visuels ou de l'observation du réel. La transformation s'opère par métamorphose et métaphores.

Il faut les voir encore par des chemins de lecture qui reviennent sur ce visuel qui s'est déjà imposé ;

puis encore, par des dispositifs différents véhiculant des registres formels spécifiques, de lignes et de surfaces, qui entrent en résonance.

Signaux responsables, il ne s'agit pas d'aller dans l'urgence à la conviction d'une présence. Les certitudes temporaires, fulgurantes et fugitives sont en affleurement, aux abords du sens.

Signaux de conviction, il n'y a pas à plier le réel perçu à sa préférence. Les formes valant ne sont autorisées à paraître que par des chemins de cartographie, vus et réellement empruntés par l'oeil.

Signaux indifférents aux zones qu'ils traversent, tel un tracé de crayon, une plage d'un rose ou d'un vert référentiel où l'on pourrait aussi s'attarder.

Le réalisme d'Yves Bougeard

Quel est ce réalisme auquel Yves Bougeard tenait tant malgré son obsolescence déclarée depuis longtemps ?

D'abord une attention à l'émergence des formes qui traversent les images, une pêche aux phénomènes - car ils surviennent et ne sont pas toujours au rendez-vous - qui place des figures en avant plan comme extraites d'un paysage faisant écran. Ensuite, une prise de distance par rapport aux images trop belles, qui ne manqueraient pas d'arrêter la conduite de l'aquarelle, de structurer trop rapidement la prolifération des formes. Enfin, une responsabilité qui l'amène à prendre en charge l'avenir probable mais encore incertain d'une configuration qui s'annonce comme une présence.

La surface d'eau de l'aquarelle fait écran aux relations d'eaux profondes qui font de l'archipel un continent : « D'une île à l'autre », les figures se configurent à l'insu du constructeur. Il s'agit donc d'aller, le pinceau, le crayon à la main, à la rencontre de ce que la peinture fait voir par une observation intransigeante du phénomène qui a lieu face au réel. Ne rien oublier de ce qui transperce ici du plan et là du paysage, points aveugles dans un premier temps. Phénoménologie instruite2 et déconstruite du regard de Jean Gagnepain, métaphysique aussi, l'exploration n'en finit pas : la totalité aquarellée se fait toujours provisoire. Yves y reviendra par un autre chemin, à travers un autre paysage. Il n'est pas quitte, car l'angoisse vient de l'importance de ces êtres formels à qui il doit : comment en rendre compte complètement pour les transmettre sans contrefaçon ? Certainement pas en finissant sur une nouvelle image, au sens trop évident, il les quitte au lieu où ils l'ont transporté, dans leur transformation et « sémaphore » eût dit Michel Serres, en un signal qu'il baptise « signe », selon l'acception d'usage qui inclut les signaux non verbaux. Cette signalétique singulière rejoint une hiérarchie des êtres, dans l'existence de l'air pour l'oiseau et de l'eau pour le poisson, mais plus haut encore, entre l'océanique et l'aérien, se meuvent l'oeil et la main du peintre pour faire exister « de la personne » : relation née et renée de rencontres. Trinités : souvent deux formes dialoguent et le peintre se surprend à faire émerger, par effet de quantité, une configuration comme un troisième être. Henri Laurens est à ce titre un pourvoyeur de virtualités qui ont compté par ses tracés au limites du traçage, en contrepoint des zones peintes. Jan Voss aussi, qui habilite les fragments aux abords du sens. Mais plus encore, l'oeuvre d'Eugène de Kermadec qu'il faudra sortir de l'enfermement néocubiste et ses couleurs locales.

Si le réalisme ne peut s'imposer totalement, c'est qu'il ne fait place que sous condition à un certain imaginaire, sous-jacent, sinon subreptice. Car Yves Bougeard prend en charge des images qui surviennent et leur confie le soin de synthétiser son propos pictural mais leur discrétion laisse planer une incertitude et l'énigme perdure. Dans l'intrication des « êtres de formes » se joue une intrigue ; l'intriguant tiendrait-il à une sorte de délicatesse, une retenue qui néanmoins transperce qui mérite finalement de paraître ? Non pas une « inimage »3 car elle n'a pas lieu à l'insu de l'opérateur, plutôt un stratagème bien conduit.

Quel est celui-ci ?

Cédant au réalisme importé de l'image photographique, nous recherchions les photos, les lieux, les gens qui, selon ce point de vue hâtif, auraient basé les chemins d'aquarelle de Yves Bougeard. Pourquoi était-ce si difficile à trouver, ce document qui eût, pensions-nous, levé le voile sur la méthode du peintre ? Parce que le peintre ne l'a pas voulu. Ce pseudo-dévoilement qui eût transpercé les « êtres de forme » de sa peinture l'eût rendue invisible comme le substrat de toute image, relégué à l'état de moyen.

Entrons dans ce cheminement qui a sa propre cohérence, non pas loin du réel, mais réalité lui-même de prospection des existentiels.

Divorce des lignes et des couleurs ?

Avancée en contrepoint tout au plus. Tantôt, après les tracés, il reste à mettre en perspective de multiples regards qui seraient erratiques et embrouillés si les larges surfaces aquarellées ne venaient apporter leur apaisement et leur clarté de signal dans la lumière du blanc, omniprésent. À d 'autres moments, la plage est trop tranquille car la complexité d'un détail est repérée. Quant aux points ? Existent-ils ? Comme des hésitations, des instants angoissés ? Il faut souligner la valeur qui intensifie l'acte jusqu'à l'angoisse. Il faut l'angoisse : elle point en même temps que l'intérêt majeur. Pour autant, ce qu'Yves prélève du réel pour le faire venir à nous n'est pas un absolu : ce qui se produit est confié au traçage et à la solution d'aquarelle dont il jugule les variations faciles : ce sont des zones proches de l'aplat qu'il veut ; Il ne se laisse pas séduire par les efflorescences qui ne manquent pas de survenir. Elles peuvent prendre part à l'opéra, le pinceau peut y laisser sa trace, à condition qu'il participe au signal.

À l'aurore du signal, il lui faut non seulement pointer la forme survenue mais la prendre en charge, lui donner un avenir dans cet espace mouillé de couleurs ou sec et crayonné, le trait charpentant parfois les épanchements, les traversant plus souvent avec autorité.

Car ce qui a été vu a l'autorité de la chose jugée. Incontournable, le fil des tracés parfois se perd, juste esquissé comme possibilité, mais pour l'essentiel, il oriente et fragmente les opérations. La couleur prend ainsi forme, en contrepoint ou dictant l'unité harmonique.

Faire être

Parlant des « êtres de formes » portés par ses aquarelles, Yves Bougeard n'est pas loin des présences invoquées par Henri Maldiney, ni de la phénoménologie de Jacques English que le peintre a suivie. Certes, pas de « théorie de la constitution » mais un dépassement de l'image par une modalité rationnelle à l'oeuvre : ce qui se fait voir par ses aquarelles récuse l'image oublieuse de la main et poursuit son effet jusqu'à faire être. La présence dépasse la représentation en moments d'instauration et l'étant est porté par une déontographie jusqu 'à l'avoir été. Le faire comme l'être sont en scène

 

 


1 - C'est le mot de Yves Bougeard

2 - Pensons au « déjà là » de Husserl

3 - « Image niée par l'opérateur et cependant présente dans l'image », le néologisme est de René Passeron